

La numĂ©risation accĂ©lĂ©rĂ©e de nos sociĂ©tĂ©s a renforcĂ© la dĂ©pendance des Ătats Ă des acteurs technologiques privĂ©s pour la gestion de secteurs stratĂ©giques : santĂ© publique, cybersĂ©curitĂ©, infrastructures critiques et donnĂ©es personnelles. Cette dynamique, encouragĂ©e notamment par le Forum Ă©conomique mondial (WEF), sâinscrit dans une mutation profonde du rĂŽle des institutions publiques, de plus en plus relĂ©guĂ©es Ă un rĂŽle de coordinateur secondaire face Ă des consortiums globaux disposant du savoir-faire, des rĂ©seaux et des ressources.
LâĂ©mergence de cette gouvernance techno-industrielle, portĂ©e par des entreprises comme Microsoft, Amazon Web Services, Palantir ou Google Health, soulĂšve des enjeux cruciaux de souverainetĂ© numĂ©rique, de transparence dĂ©mocratique et de protection des libertĂ©s individuelles.

Durant la pandĂ©mie de Covid-19, de nombreux gouvernements ont confiĂ© la gestion des donnĂ©es de santĂ© Ă des entreprises privĂ©es. En France, la start-up Doctolib, puis des acteurs comme Microsoft Azure, ont Ă©tĂ© sollicitĂ©s pour hĂ©berger des bases de donnĂ©es sensibles. Au Royaume-Uni, câest Palantir Technologies, entreprise fondĂ©e par Peter Thiel et spĂ©cialisĂ©e dans le renseignement algorithmique, qui a Ă©tĂ© chargĂ©e de la gestion du NHS Data Store.
Ces transferts massifs de responsabilités vers des entités privées non élues soulÚvent un paradoxe : plus les systÚmes de santé sont numérisés, plus ils échappent au contrÎle démocratique, accentuant la dépendance technologique à des acteurs transnationaux.

Les infrastructures essentielles (rĂ©seaux dâeau, dâĂ©lectricitĂ©, hĂŽpitaux, transports) reposent dĂ©sormais sur des systĂšmes interconnectĂ©s gĂ©rĂ©s via le cloud ou des logiciels propriĂ©taires. Or, les solutions les plus utilisĂ©es sont celles proposĂ©es par les GAFAM, crĂ©ant un oligopole numĂ©rique aux implications stratĂ©giques majeures.
En cas de cyberattaque ou de dĂ©saccord gĂ©opolitique, cette dĂ©pendance expose les Ătats Ă des risques de paralysie. Le cas de lâhĂŽpital de Corbeil-Essonnes, victime dâun ransomware en 2022, a illustrĂ© la fragilitĂ© dâun systĂšme de santĂ© entiĂšrement numĂ©risĂ©, sans maĂźtrise souveraine des infrastructures critiques.

La donnĂ©e est aujourdâhui la ressource stratĂ©gique par excellence. Les consortiums technologiques sâimposent comme les collecteurs, stockeurs et analystes privilĂ©giĂ©s des informations personnelles, mĂ©dicales, comportementales ou administratives.
En contrepartie de leurs « services », ces entreprises accumulent un pouvoir informationnel qui dĂ©passe celui des gouvernements eux-mĂȘmes. Ă travers des accords de partenariat public-privĂ©, des applications de traçage ou des plateformes de gestion, les Ătats deviennent fournisseurs passifs de donnĂ©es Ă des entitĂ©s privĂ©es qui en tirent une rente algorithmique massive.

Depuis plusieurs années, le WEF promeut la collaboration entre gouvernements et entreprises technologiques comme une solution aux défis du XXIe siÚcle. Son initiative Shaping the Future of Digital Economy and Society en est un exemple frappant, tout comme les partenariats stratégiques noués avec des géants de la tech.
Mais derriĂšre le discours de lâefficacitĂ© se cache une volontĂ© de redĂ©finir la gouvernance mondiale sur un mode technocratique, oĂč les intĂ©rĂȘts privĂ©s priment sur la lĂ©gitimitĂ© dĂ©mocratique. Cette orientation conforte un modĂšle de capitalisme de surveillance, dĂ©noncĂ© par lâuniversitaire Shoshana Zuboff, oĂč les donnĂ©es deviennent le levier dâun contrĂŽle comportemental soft mais omniprĂ©sent.

La dĂ©lĂ©gation croissante de fonctions rĂ©galiennes Ă des consortiums technologiques internationaux affaiblit les piliers traditionnels de lâĂtat-nation : contrĂŽle, responsabilitĂ©, souverainetĂ©. Cette dynamique, encouragĂ©e par le WEF et portĂ©e par les logiques du marchĂ© globalisĂ©, installe un nouveau pouvoir de fait, fondĂ© sur la maĂźtrise des flux informationnels et la dĂ©pendance technologique des institutions publiques.
Il est urgent dâouvrir un dĂ©bat dĂ©mocratique sur les limites Ă poser Ă ces partenariats public-privĂ©. La sĂ©curitĂ© sanitaire, la gestion des donnĂ©es sensibles et le contrĂŽle des infrastructures critiques doivent rester sous souverainetĂ© nationale, dans le respect du contrat social et des principes rĂ©publicains.
Ă dĂ©faut, nous laisserons se mettre en place une architecture invisible mais redoutable, oĂč les algorithmes et les conseils dâadministration remplaceront le suffrage et la loi.